Il enseignait comme quelqu'un qui a autorité et
non comme les Scribes (Marc. 1, 21-22).
"JÉSUS ET LES DOCTEURS DE LA LOI"
« Ils
se rendirent à Capharnaütn et, dès le
premier sabbat, Jésus entra dans la synagogue et se
mit à enseigner. Alors ils furent
stupéfaits de sa manière d'enseigner,
car il enseignait comme quelqu'un qui a autorité et
non comme les Scribes (Marc. 1, 21-22; Luc. 4, 31-32)
». Le premier jour où
Jésus se manifesta publiquement à Capharnaüm
fut un sabbat. Comme tous les Juifs fidèles à la Loi,
il s'était rendu à la synagogue et là
s'était proposé pour parler ou bien y
avait été invité par le
président de la synagogue. On nous
décrit brièvement l'impression qu'il fit sur les
assistants par ses paroles : Ils
s'étonnèrent de sa manière d'enseigner, car
il enseignait comme quelqu'un qui a autorité et peut, par conséquent,
tout décider de lui-même, et non comme les Scribes.
Quelle
importance avaient donc ces Scribes? Pourquoi le peuple
compare-t-il immédiatement Jésus aux Scribes?
Les
Scribes, pour le dire d'un mot, étaient les professeurs de théologie,
les philologues et les juristes de leur temps. Il ne leur manquait
qu'une chose, c'est qu'ils n'étaient pas en même temps
prêtres. Au temps de Jésus, tous les Scribes sans
exception appartenaient au parti des Pharisiens; on peut donc
les considérer comme les représentants
scientifiques du pharisaïsme. Ils étaient
en même temps les maîtres des jeunes gens qui devaient
les remplacer un jour.
Ce qui caractérisait leur
manière d'enseigner, c'est que leur doctrine se
transmettait oralement, de génération en
génération.
Partout où il n'y
a pas de livres d'école, apprendre c'est apprendre
par cœur et il est nécessaire qu'il en soit ainsi.
Cette nécessité réagit sur le
maître et sur l'élève. Le
maître doit être attentif, dans sa
leçon, à en ramasser le contenu dans des phrases ou
des exemples courts et faciles à retenir. Les exemples, pour
expliquer la Loi et les paraboles, comme Jésus les aimait, n'ont
pas d'autre but. Mais de son côté,
l'élève sait qu'il doit faire de sa
mémoire une sorte de livre. Il y grave les principes
et les exemples. La mémoire des gens qui grandissent sans
livre est souvent d'une puissance et d'une
ténacité extraordinaires. Les petits Juifs qui se
préparent à être rabbins savent, encore
aujourd'hui, des morceaux entiers de la Bible, avec les commentaires,
par cœur.
Les expressions qui désignent
cette manière d'enseigner sont caractéristiques.
Le mot qui signifie « enseigner » est synonyme de
« répéter ». Tout se passait
dans un échange continuel de questions et de
réponses. L'élève était
obligé de s'en tenir aux expressions du
maître. Aussi l'idéal était un jeune
homme qui était comme « une citerne
frottée de craie qui ne perd pas une goutte
». Jésus a eu recours lui aussi
à l'enseignement oral. Par suite, il y a bien des
choses qu'il a dites plusieurs fois. Cela d'ailleurs va de
soi, et quand on parle des «
répétitions » dans les récits des
évangélistes, il ne faut pas négliger
complètement ce fait. Tout enseignement partait de
la Loi et revenait à la Loi. La «Thora
» - la Loi - était le livre d'enseignement pour
les petits garçons. On commençait
l’enseignement de la lecture et l'en- seignement
pratique avec le troisième livre de Moise qui comprend
l'énumération et la description des sacrifices.
C'est pourquoi l'école s'appelait la «maison du
livre de la Loi». On mettait d'abord dans les mains
des enfants quelques textes sur lesquels ils devaient
s'exercer. D'une manière générale on
suivait la même méthode dans
l'enseignement donné aux élèves des
Scribes qui se préparaient à la fonction
de maître, au «doctorat». Assurément
les matières d'enseignement et d'exercice étaient nombreuses.
Il fallait apprendre à développer ses
pensées dans la forme prescrite. Les «
conclusions » jouaient un rôle particulier, surtout
la conclusion qui consiste à passer d'une idée
facile à une idée plus difficile et vice
versa. Jésus lui-même ne dédaigne pas
les conclusions de ce genre, par exemple : « Si Dieu
vêt ainsi l'herbe des champs qui est debout
aujourd'hui et demain sera jetée au four, combien
plus aura-t-il soin de vous! » - « Si cela arrive
au bois vert, qu'arrivera-t-il au bois sec?» Ce qui
était particulièrement important,
c'était les formules employées pour
citer un passage de l'Écriture que naturellement on
devait savoir par cœur. Tantôt une formule,
tantôt une autre s'adaptait mieux au texte.
L'élève éprouvait une
véritable sensation de triomphe, quand il pouvait
présenter mot à mot une citation bien
enchâssée ou bien une phrase importante
formée d'une chaîne de citations
enlacées les unes dans les autres. Les questions
des élèves constituaient une partie de
l'enseignement : cela a déjà
été dit. Il est un point où
les relations entre maître et élèves
différaient considérablement de ce qui
est habituel aujourd'hui. Communiquer la science n'était
considéré que comme une partie de l'enseignement.
On regardait comme aussi important la vie commune des
étudiants avec le professeur; ils devaient, dans tous leurs
agissements, s'habituer à son genre de vie. Par
conséquent, les élèves
accompagnaient le maître dans ses voyages. Volontiers, pour
bien marquer la différence de rang, le maître
allait à dos d'âne pendant que les
élèves marchaient à pied, Aussi
l'expression « marcher derrière quelqu'un
» en vint à signifier « être élève
». Ainsi un vieux Scribe écrit : « Quand
je marchais derrière le Rabbi Jochanan...
» Ou bien on écrit : « Un jour le Rabbi Jochanan
(mort en 8o après Jésus-Christ) était
monté sur un âne et sortait de
Jérusalem : ses disciples suivaient derrière lui.
» Cette image évoque
spontanément des scènes de la vie de Jésus.
Seulement, à la différence des Rabbis,
Jésus avait toujours marché à pied
avec ses disciples. Autrement l'ordre qu'il leur donna, avant
son entrée à Jérusalem, de lui amener un
âne, ne les aurait pas mis dans un tel état
d'exaltation joyeuse. Les élèves devenus
maîtres à leur tour ne se contentaient pas, dans
leur enseignement, de se référer aux
préceptes de leurs maîtres, mais souvent
ils déclaraient sommairement : “Jadis c'était
de telle et telle façon; alors mon maître a
décidé de telle et telle
manière. C'est ainsi qu'il faut encore
décider”. Les
élèves étaient également
tenus de rendre à leur maître les
services qu'on peut demander à un serviteur. Il n'y a que les travaux
proprement serviles, comme de dénouer les sandales et de
laver les pieds, qui ne pouvaient pas leur être
demandés, Bien entendu, dans ce temps comme dans le
nôtre, tous les élèves
n'étaient pas des flambeaux de science. Un proverbe les partageait
en quatre groupes : les éponges, les
élèves qui absorbent absolument tout, ce qui est
essentiel, comme ce qui ne l'est pas; les entonnoirs, les
élèves chez qui l'enseignement entre par une
oreille et sort par l'autre; les filtres, les
élèves qui laissent couler le vin et ne
gardent que la lie, qui ne remarquent, par conséquent,
que ce qui est secondaire; les tamis, les élèves
qui gardent tout ce qui est important, la farine, et n'en
oublient que ce qui est négligeable, le son. Le
but de l'enseignement était atteint, quand un
élève, à une question
posée, pouvait citer sur-le-champ les passages de l'Écriture,
les commentaires sur ces passages, les conséquences de
ces commentaires et les décisions basées sur ces
commentaires, d'une manière satisfaisante. Plus son discours
reproduisait mot à mot les leçons
correspondantes du Rabbi, plus le jugement, au moment de son
examen, était favorable. Ces étudiants eux aussi devaient
passer un examen avant d'être promus. Et, comme aujourd'hui,
tous ne réussissaient pas. Seulement on était
très convenable. Au lieu d'appeler le disciple de
la science dont les connaissances s'étaient
révélées insuffisantes un «
candidat ajourné », on l'appelait tout
bonnement «chaber» collègue. L'investiture,
la nomination comme Rabbi, conférait le droit d'exercer
les fonctions de maître et de juge. La transmission des pouvoirs
du maître au disciple était symbolisée
par l'imposition des mains de celui-ci. Cette imposition des
mains signifiait la collation des pouvoirs de maître
et de juge. Cette cérémonie avait fait
donner à la promotion le nom d'«imposition des mains
». La formule usitée plus tard fut celle-ci :
« Je te nomme Rabbi; sois donc nommé
». Un Scribe qui n'avait pas reçu ses pouvoirs
d'un autre Scribe n'appartenait pas à la chaîne des docteurs
qui remontait à Moïse. On était
persuadé que, si cette chaîne venait
à se rompre un jour complètement, on ne pourrait plus
la rétablir. Les Scribes exigeaient, en s'appuyant
sur le texte de l'Écriture “tu dois agir
d'après les paroles qu'ils t'annoncent”, une
obéissance absolue à leurs décisions.
Ces décisions, dans leur exposé, étaient
purement et simplement des conséquences tirées de la
loi divine elle-même. Il y avait sûrement
déjà, au temps de Jésus, des
Scribes qui avaient d'eux-mêmes une aussi haute opinion que celle
qui se trouve exprimée dans une sentence
postérieure : « Plus importantes sont les
paroles des docteurs que celles des Prophètes. Il
en est comme d'un roi qui a envoyé deux de ses secrétaires.
Concernant l'un il a écrit : Si vous ne voyez pas ma signature
et mon sceau ne le croyez pas. Concernant l'autre, il a écrit
: Bien qu'il ne vous montre pas de signature, il faut cependant que
vous le croyiez sans signature et sans sceau. »
D'après cette sentence, les Scribes
étaient donc au-dessus des Prophètes. Cette
conception explique en partie leur attitude à
l'égard de Jean et de Jésus. Malgré
la considération dont ils jouissaient, plusieurs Scribes vivaient
dans la pauvreté. Ainsi on parle de Scribes qui, par suite du
besoin, servent sur un vaisseau, et d'autres qui « sont si
sages qu'ils pourraient compter les gouttes de la mer et
cependant souffrent de la plus grande disette.
C'était par conséquent une œuvre
particulièrement méritoire de soutenir un Rabbi
par des dons en argent ou en lui rendant d'autres services. On
faisait aussi des quêtes officielles pour eux.
Personnellement ils essayaient souvent de subvenir
à leur existence en exerçant un métier
manuel. De même que Paul était fabricant de
tentes, on parle d'un docteur de la Loi qui était
foulon. Cette caste, comme cela semble naturel en Orient
où l'on aime ce qui frappe le regard, attachait
beaucoup d'importance à l'extérieur. Ce
que Jésus reproche aux Pharisiens concernant leurs
larges phylactères et leurs franges d'une grandeur
exagérée, s'applique tout
spécialement aux Scribes. Quand, dans Marc (12,
38), il dit que les pharisiens aiment se promener dans de grands
manteaux, il relève un autre trait
caractéristique de leur attitude
extérieure. Tout le monde avait le droit de porter un manteau,
mais ceux que portaient les Scribes devaient manifester aux
yeux de tous qu'ils étaient des hommes
considérables et constitués en
dignité. De même que les hommes qui se tiennent toujours
auprès du feu sont faciles à
reconnaître, ainsi le savant se fait
reconnaître à sa démarche (qui est
pleine de majesté), à son langage
(toujours digne) et à la manière dont il se drape
dans son manteau (qui lui est propre). Personne n'aurait
songé à exercer une fonction sans se
draper ainsi. Prendre son manteau constituait le
cérémonial préparatoire. «
Il s'enveloppa dans son manteau et pria», lit-on
souvent. D'après un commentaire ultérieur,
le jugement est commencé « dès que les
juges se sont enveloppés dans leurs manteaux.
» De même, pour annuler un vœu,
il fallait être revêtu du vêtement
officiel. Un homme vient trouver le Rabbi Gamaliel (vers 90
après Jésus-Christ) pour le prier de le
délivrer d'un vœu. Le Rabbi l'a
écouté assis sur un âne. Alors
il descend de son âne, met son manteau, s'assied et annule
le vœu. Tel est le monde religieux en pleine
renaissance, au milieu duquel Jésus, le charpentier
de Nazareth, commença son ministère
d'enseignement public. Quand on se rappelle cet état de choses,
on comprend que chaque Scribe, s'il ne croyait pas à la mission
divine de Jésus, voyait en lui un concurrent redoutable. On
pouvait lui objecter qu'il n'avait suivi aucun maître, qu'il n'avait
pas reçu de nomination comme docteur et, par
conséquent, n'était pas
autorisé à enseigner. Dès que
Jésus interprétait un passage de
l'Écriture dans un sens qui n'était pas celui de l'École,
on pouvait l'accuser de propager des doctrines fausses et lui
intenter une action judiciaire. Le Sermon sur la montagne, au
début duquel on trouve ces paroles : « Je ne suis
pas venu pour détruire la Loi, je suis venu pour la
mener à son achèvement » montre, par
tout son plan, qu'il est dirigé contre les attaques
de ce genre de la part des Scribes. Au reste, on trouve,
malgré tout, bien des points de ressemblance entre la vie de
Jésus et celle des docteurs de la Loi. Souvent les
ressemblances et les différences se touchent de
près. Jésus parcourt le pays avec ses
disciples comme les docteurs de la Loi qui voyagent avec leurs
disciples, pour exercer leurs fonctions de maîtres
et surtout de juges : mais les docteurs de la Loi chevauchent
un âne, Jésus marche à pied avec ses disciples.
Jésus comme eux vit d'aumônes, mais ce sont des femmes
qui le suivent, qui lui fournissent de l'argent et travaillent pour
lui, alors que les docteurs de la Loi écartaient les femmes. Les
docteurs de la Loi tenaient beaucoup à
l'extérieur, au vêtement
caractéristique de leur dignité et à
d'autres choses de ce genre; on entend parler pour la
première fois du vêtement de
Jésus quand il est déjà sur la croix
et que les soldats tirent sa robe au sort. Alors que les
Scribes aiment être appelés comme juristes
et arbitres, Jésus se refuse expressément
à remplir ce rôle : « Qui m'a
établi pour partager les héritages ? »
Il veut être un docteur religieux mais non un juge
temporel. Jésus aussi prenait la Loi comme point de
départ, particulièrement quand, un jour de
sabbat, il avait un commentaire à faire sur un
passage de l'Écriture. Mais comme le ton était
différent! Des passages de l'Écriture
qui, après être passés d'un docteur de
la Loi à un autre, ressemblaient à des monnaies
usées, étaient, pour ainsi dire,
nouveaux, quand il les employait. Lui aussi citait les saints
Livres; mais on sentait qu'il ne les citait pas comme les
Scribes, qui n'y cherchaient qu'un moyen de justifier leur
propre sentiment et déclarer qu'il devait s'imposer
à tous. Jésus parlait plutôt
des paroles de la Loi, comme quelqu'un qui l'a faite
lui-même et l'explique aux autres.
(Extrait
du livre « La vie de
Jésus » de Fr M. Willam - p 137 et ss)