Ce texte est extrait du livre "La Vie de Jésus"
du chanoine Fr - M. Willam
Éditions Casterman - 1938.



Il enseignait comme quelqu'un qui a autorité et non comme les Scribes (Marc. 1, 21-22).

"JÉSUS ET LES DOCTEURS DE LA LOI"



« Ils se rendirent à Capharnaütn et, dès le premier sabbat, Jésus entra dans la synagogue et se mit à enseigner. Alors ils furent stupéfaits de sa manière d'enseigner, car il enseignait comme quelqu'un qui a autorité et non comme les Scribes (Marc. 1, 21-22; Luc. 4, 31-32) ». Le premier jour où Jésus se manifesta publiquement à Capharnaüm fut un sabbat. Comme tous les Juifs fidèles à la Loi, il s'était rendu à la synagogue et là s'était proposé pour parler ou bien y avait été invité par le président de la synagogue. On nous décrit brièvement l'impression qu'il fit sur les assistants par ses paroles : Ils s'étonnèrent de sa manière d'enseigner, car il enseignait comme quelqu'un qui a autorité et peut, par conséquent, tout décider de lui-même, et non comme les Scribes.
 Quelle importance avaient donc ces Scribes? Pourquoi le peuple compare-t-il immédiatement Jésus aux Scribes?
 Les Scribes, pour le dire d'un mot, étaient les professeurs de théologie, les philologues et les juristes de leur temps. Il ne leur manquait qu'une chose, c'est qu'ils n'étaient pas en même temps prêtres. Au temps de Jésus, tous les Scribes sans exception appartenaient au parti des Pharisiens; on peut donc les considérer comme les représentants scientifiques du pharisaïsme. Ils étaient en même temps les maîtres des jeunes gens qui devaient les remplacer un jour.
Ce qui caractérisait leur manière d'enseigner, c'est que leur doctrine se transmettait oralement, de génération en génération.
 Partout où il n'y a pas de livres d'école, apprendre c'est apprendre par cœur et il est nécessaire qu'il en soit ainsi. Cette nécessité réagit sur le maître et sur l'élève. Le maître doit être attentif, dans sa leçon, à en ramasser le contenu dans des phrases ou des exemples courts et faciles à retenir. Les exemples, pour expliquer la Loi et les paraboles, comme Jésus les aimait, n'ont pas d'autre but. Mais de son côté, l'élève sait qu'il doit faire de sa mémoire une sorte de livre. Il y grave les principes et les exemples. La mémoire des gens qui grandissent sans livre est souvent d'une puissance et d'une ténacité extraordinaires. Les petits Juifs qui se préparent à être rabbins savent, encore aujourd'hui, des morceaux entiers de la Bible, avec les commentaires, par cœur.
 Les expressions qui désignent cette manière d'enseigner sont caractéristiques. Le mot qui signifie « enseigner » est synonyme de « répéter ». Tout se passait dans un échange continuel de questions et de réponses. L'élève était obligé de s'en tenir aux expressions du maître. Aussi l'idéal était un jeune homme qui était comme « une citerne frottée de craie qui ne perd pas une goutte ». Jésus a eu recours lui aussi à l'enseignement oral. Par suite, il y a bien des choses qu'il a dites plusieurs fois. Cela d'ailleurs va de soi, et quand on parle des « répétitions » dans les récits des évangélistes, il ne faut pas négliger complètement ce fait. Tout enseignement partait de la Loi et revenait à la Loi. La «Thora » - la Loi - était le livre d'enseignement pour les petits garçons. On commençait l’enseignement de la lecture et l'en- seignement pratique avec le troisième livre de Moise qui comprend l'énumération et la description des sacrifices. C'est pourquoi l'école s'appelait la «maison du livre de la Loi». On mettait d'abord dans les mains des enfants quelques textes sur lesquels ils devaient s'exercer. D'une manière générale on suivait la même méthode dans l'enseignement donné aux élèves des Scribes qui se préparaient à la fonction de maître, au «doctorat». Assurément les matières d'enseignement et d'exercice étaient nombreuses. Il fallait apprendre à développer ses pensées dans la forme prescrite. Les « conclusions » jouaient un rôle particulier, surtout la conclusion qui consiste à passer d'une idée facile à une idée plus difficile et vice versa. Jésus lui-même ne dédaigne pas les conclusions de ce genre, par exemple : « Si Dieu vêt ainsi l'herbe des champs qui est debout aujourd'hui et demain sera jetée au four, combien plus aura-t-il soin de vous! » - « Si cela arrive au bois vert, qu'arrivera-t-il au bois sec?» Ce qui était particulièrement important, c'était les formules employées pour citer un passage de l'Écriture que naturellement on devait savoir par cœur. Tantôt une formule, tantôt une autre s'adaptait mieux au texte. L'élève éprouvait une véritable sensation de triomphe, quand il pouvait présenter mot à mot une citation bien enchâssée ou bien une phrase importante formée d'une chaîne de citations enlacées les unes dans les autres. Les questions des élèves constituaient une partie de l'enseignement : cela a déjà été dit. Il est un point où les relations entre maître et élèves différaient considérablement de ce qui est habituel aujourd'hui. Communiquer la science n'était considéré que comme une partie de l'enseignement. On regardait comme aussi important la vie commune des étudiants avec le professeur; ils devaient, dans tous leurs agissements, s'habituer à son genre de vie. Par conséquent, les élèves accompagnaient le maître dans ses voyages. Volontiers, pour bien marquer la différence de rang, le maître allait à dos d'âne pendant que les élèves marchaient à pied, Aussi l'expression « marcher derrière quelqu'un » en vint à signifier « être élève ». Ainsi un vieux Scribe écrit : « Quand je marchais derrière le Rabbi Jochanan... » Ou bien on écrit : « Un jour le Rabbi Jochanan (mort en 8o après Jésus-Christ) était monté sur un âne et sortait de Jérusalem : ses disciples suivaient derrière lui. » Cette image évoque spontanément des scènes de la vie de Jésus. Seulement, à la différence des Rabbis, Jésus avait toujours marché à pied avec ses disciples. Autrement l'ordre qu'il leur donna, avant son entrée à Jérusalem, de lui amener un âne, ne les aurait pas mis dans un tel état d'exaltation joyeuse. Les élèves devenus maîtres à leur tour ne se contentaient pas, dans leur enseignement, de se référer aux préceptes de leurs maîtres, mais souvent ils déclaraient sommairement : “Jadis c'était de telle et telle façon; alors mon maître a décidé de telle et telle manière. C'est ainsi qu'il faut encore décider”. Les élèves étaient également tenus de rendre à leur maître les services qu'on peut demander à un serviteur. Il n'y a que les travaux proprement serviles, comme de dénouer les sandales et de laver les pieds, qui ne pouvaient pas leur être demandés, Bien entendu, dans ce temps comme dans le nôtre, tous les élèves n'étaient pas des flambeaux de science. Un proverbe les partageait en quatre groupes : les éponges, les élèves qui absorbent absolument tout, ce qui est essentiel, comme ce qui ne l'est pas; les entonnoirs, les élèves chez qui l'enseignement entre par une oreille et sort par l'autre; les filtres, les élèves qui laissent couler le vin et ne gardent que la lie, qui ne remarquent, par conséquent, que ce qui est secondaire; les tamis, les élèves qui gardent tout ce qui est important, la farine, et n'en oublient que ce qui est négligeable, le son. Le but de l'enseignement était atteint, quand un élève, à une question posée, pouvait citer sur-le-champ les passages  de l'Écriture, les commentaires sur ces passages, les conséquences de ces commentaires et les décisions basées sur ces commentaires, d'une manière satisfaisante. Plus son discours reproduisait mot à mot les leçons correspondantes du Rabbi, plus le jugement, au moment de son examen, était favorable. Ces étudiants eux aussi devaient passer un examen avant d'être promus. Et, comme aujourd'hui, tous ne réussissaient pas. Seulement on était très convenable. Au lieu d'appeler le disciple de la science dont les connaissances s'étaient révélées insuffisantes un « candidat ajourné », on l'appelait tout bonnement «chaber» collègue. L'investiture, la nomination comme Rabbi, conférait le droit d'exercer les fonctions de maître et de juge. La transmission des pouvoirs du maître au disciple était symbolisée par l'imposition des mains de celui-ci. Cette imposition des mains signifiait la collation des pouvoirs de maître et de juge. Cette cérémonie avait fait donner à la promotion le nom d'«imposition des mains ». La formule usitée plus tard fut celle-ci : « Je te nomme Rabbi; sois donc nommé ». Un Scribe qui n'avait pas reçu ses pouvoirs d'un autre Scribe n'appartenait pas à la chaîne des docteurs qui remontait à Moïse. On était persuadé que, si cette chaîne venait à se rompre un jour complètement, on ne pourrait plus la rétablir. Les Scribes exigeaient, en s'appuyant sur le texte de l'Écriture “tu dois agir d'après les paroles qu'ils t'annoncent”, une obéissance absolue à leurs décisions. Ces décisions, dans leur exposé, étaient purement et simplement des conséquences tirées de la loi divine elle-même. Il y avait sûrement déjà, au temps de Jésus, des Scribes qui avaient d'eux-mêmes une aussi haute opinion que celle qui se trouve exprimée dans une sentence postérieure : « Plus importantes sont les paroles des docteurs que celles des Prophètes. Il en est comme d'un roi qui a envoyé deux de ses secrétaires. Concernant l'un il a écrit : Si vous ne voyez pas ma signature et mon sceau ne le croyez pas. Concernant l'autre, il a écrit : Bien qu'il ne vous montre pas de signature, il faut cependant que vous le croyiez sans signature et sans sceau. » D'après cette sentence, les Scribes étaient donc au-dessus des Prophètes. Cette conception explique en partie leur attitude à l'égard de Jean et de Jésus. Malgré la considération dont ils jouissaient, plusieurs Scribes vivaient dans la pauvreté. Ainsi on parle de Scribes qui, par suite du besoin, servent sur un vaisseau, et d'autres qui « sont si sages qu'ils pourraient compter les gouttes de la mer et cependant souffrent de la plus grande disette. C'était par conséquent une œuvre particulièrement méritoire de soutenir un Rabbi par des dons en argent ou en lui rendant d'autres services. On faisait aussi des quêtes officielles pour eux. Personnellement ils essayaient souvent de subvenir à leur existence en exerçant un métier manuel. De même que Paul était fabricant de tentes, on parle d'un docteur de la Loi qui était foulon. Cette caste, comme cela semble naturel en Orient où l'on aime ce qui frappe le regard, attachait beaucoup d'importance à l'extérieur. Ce que Jésus reproche aux Pharisiens concernant leurs larges phylactères et leurs franges d'une grandeur exagérée, s'applique tout spécialement aux Scribes. Quand, dans Marc (12, 38), il dit que les pharisiens aiment se promener dans de grands manteaux, il relève un autre trait caractéristique de leur attitude extérieure. Tout le monde avait le droit de porter un manteau, mais ceux que portaient les Scribes devaient manifester aux yeux de tous qu'ils étaient des hommes considérables et constitués en dignité. De même que les hommes qui se tiennent toujours auprès du feu sont faciles à reconnaître, ainsi le savant se fait reconnaître à sa démarche (qui est pleine de majesté), à son langage (toujours digne) et à la manière dont il se drape dans son manteau (qui lui est propre). Personne n'aurait songé à exercer une fonction sans se draper ainsi. Prendre son manteau constituait le cérémonial préparatoire. « Il s'enveloppa dans son manteau et pria», lit-on souvent. D'après un commentaire ultérieur, le jugement est commencé « dès que les juges se sont enveloppés dans leurs manteaux. » De même, pour annuler un vœu, il fallait être revêtu du vêtement officiel. Un homme vient trouver le Rabbi Gamaliel (vers 90 après Jésus-Christ) pour le prier de le délivrer d'un vœu. Le Rabbi l'a écouté assis sur un âne. Alors il descend de son âne, met son manteau, s'assied et annule le vœu. Tel est le monde religieux en pleine renaissance, au milieu duquel Jésus, le charpentier de Nazareth, commença son ministère d'enseignement public. Quand on se rappelle cet état de choses, on comprend que chaque Scribe, s'il ne croyait pas à la mission divine de Jésus, voyait en lui un concurrent redoutable. On pouvait lui objecter qu'il n'avait suivi aucun maître, qu'il n'avait pas reçu de nomination comme docteur et, par conséquent, n'était pas autorisé à enseigner. Dès que Jésus interprétait un passage de l'Écriture dans un sens qui n'était pas celui de l'École, on pouvait l'accuser de propager des doctrines fausses et lui intenter une action judiciaire. Le Sermon sur la montagne, au début duquel on trouve ces paroles : « Je ne suis pas venu pour détruire la Loi, je suis venu pour la mener à son achèvement » montre, par tout son plan, qu'il est dirigé contre les attaques de ce genre de la part des Scribes. Au reste, on trouve, malgré tout, bien des points de ressemblance entre la vie de Jésus et celle des docteurs de la Loi. Souvent les ressemblances et les différences se touchent de près. Jésus parcourt le pays avec ses disciples comme les docteurs de la Loi qui voyagent avec leurs disciples, pour exercer leurs fonctions de maîtres et surtout de juges : mais les docteurs de la Loi chevauchent un âne, Jésus marche à pied avec ses disciples. Jésus comme eux vit d'aumônes, mais ce sont des femmes qui le suivent, qui lui fournissent de l'argent et travaillent pour lui, alors que les docteurs de la Loi écartaient les femmes. Les docteurs de la Loi tenaient beaucoup à l'extérieur, au vêtement caractéristique de leur dignité et à d'autres choses de ce genre; on entend parler pour la première fois du vêtement de Jésus quand il est déjà sur la croix et que les soldats tirent sa robe au sort. Alors que les Scribes aiment être appelés comme juristes et arbitres, Jésus se refuse expressément à remplir ce rôle : « Qui m'a établi pour partager les héritages ? » Il veut être un docteur religieux mais non un juge temporel. Jésus aussi prenait la Loi comme point de départ, particulièrement quand, un jour de sabbat, il avait un commentaire à faire sur un passage de l'Écriture. Mais comme le ton était différent! Des passages de l'Écriture qui, après être passés d'un docteur de la Loi à un autre, ressemblaient à des monnaies usées, étaient, pour ainsi dire, nouveaux, quand il les employait. Lui aussi citait les saints Livres; mais on sentait qu'il ne les citait pas comme les Scribes, qui n'y cherchaient qu'un moyen de justifier leur propre sentiment et déclarer qu'il devait s'imposer à tous. Jésus parlait plutôt des paroles de la Loi, comme quelqu'un qui l'a faite lui-même et l'explique aux autres.



(Extrait du livre « La vie de Jésus » de Fr M. Willam - p 137 et ss)