LES NOCES DE CANA

(Extrait de « La vie de Marie Mère de Jésus » du chanoine Fr-M-Willam- éditions Salvator- 1938 - pages 233-242)




Saint Jean a choisi avec intention les divers événements de la vie de Jésus qu'il voulait présenter. Parmi ceux-ci figure le récit des noces de Cana. Ce choix appelle deux remarques. La première, c'est que l'évangéliste a disposé ce récit de telle sorte qu'il forme comme la conclusion de ces journées au cours desquelles Jésus réunit autour de lui ses premiers disciples; il considérait donc que ces appels et la cérémonie des noces présentaient une unité morale. La seconde, c'est que l'évangéliste a voulu mettre en vue la place particulière de Marie, la mère de Jésus, dans l'histoire du miracle. Mais il ne suffit pas de remarquer, sans plus, l'influence décisive de Marie sur le miracle. C'est qu'en effet les paroles de Jésus semblent résonner comme un reproche à l'adresse de Marie. Le miracle de Cana, étant le premier miracle de Jésus, présente à plusieurs égards une importance spéciale. C'était la première fois que Jésus, qui avait mené jusqu'alors la vie d'un charpentier, faisait en public figure de Messie. Dans ce public se trouvaient, outre les invités de la noce, les parents, les disciples et la mère de Jésus. Son rôle de Messie fut établi aux yeux de toutes ces personnes pour le temps de son ministère public jusqu'à sa passion par la manière dont il accomplit ce premier miracle. Le miracle de Cana fut ainsi l'acte qui mit fin à la vie cachée et qui inaugura le ministère public. Il faut maintenant exposer tout d'abord les usages et coutumes qui ont constitué le cadre du miracle et l'état d'esprit qui régnait chez les témoins oculaires.


LES COUTUMES EN USAGE DANS LES NOCES



Le troisième jour, des noces eurent lieu à Cana, en Galilée » (Jean,1). La célébration d'une noce revêtait un caractère religieux. Les mariages avaient même comme objectif spécial de continuer la famille jusqu'aux jours du Rédempteur. Cette pensée jetait son reflet propre sur la cérémonie. Tous les détails de la cérémonie nuptiale depuis le moment où l'on revêtait l'épouse de sa parure jusqu'au joyeux cortège qui la conduisait à la maison de son époux, avaient le caractère d'un acte d'amour du prochain. Les noces commençaient le soir par le cortège qui menait officiellement l'épouse à sa nouvelle demeure. Pour célébrer les usages et coutumes, tout en obligeant à des dépenses assez importantes, protégeaient aussi jusqu'à un certain point les époux contre les surcharges financières et les exploitations éhontées. Tout invité devait apporter sa contribution sous forme d'un cadeau. Cette coutume, aussi longtemps qu'elle fut pratiquée par une population honnête et sédentaire, présentait pour le temps des noces l'avantage de garantir une quantité de menus prêts sans intérêt. Quand, par exemple, Daniel faisait un cadeau de noce à Michel, il acquérait par là-même le droit de recevoir de Michel l'équivalent de ses dépenses sous forme d'un cadeau de valeur à peu près semblable, quand il y aurait un mariage dans sa famille. La coutume était si strictement obligatoire et la surveillance réciproque était si généralement observée que dans l'ancien langage le cadeau de noce était expressément désigné sous le nom de « prêt » et traité juridiquement comme tel. Si Michel ne rendait pas à Daniel l'équivalent de son cadeau de noce, ce dernier pouvait même, s'il lui avait remis un don en argent, le citer devant les tribunaux. Les juges déduisaient du cadeau le prix du repas et condamnaient celui qui avait reçu le cadeau à rembourser le montant de ce qui restait. Quand le cadeau de noce ne consistait pas en argent sonnant, on n'avait pas un droit légal à la restitution, mais plutôt un droit fondé sur la coutume. Jusqu'à ces derniers temps, on considérait ces « cadeaux » comme une sorte de prêt cérémonial. Les anciens usages sont donc confirmés par des coutumes encore vivantes aujourd'hui.
Ces coutumes ne sont pas, comme on pourrait le croire, particulières à l'Orient. On en rencontre de semblables, par exemple, dans certaines vallées des Alpes. Dans telle région des Alpes, il y a une sorte de « garçon d'honneur » qui correspond à peu près au « maître du festin » dont il est question dans la Bible. Il a pour mission d'établir la liste des cadeaux de noce offerts par les parents et les amis et d'indiquer si ces cadeaux ont été faits «à titre gracieux » ou « à charge de revanche ». Dans le premier cas, les époux ne sont pas tenus de faire plus tard un cadeau de valeur équivalente; dans le second cas, au contraire, ils doivent, au plus prochain mariage, se libérer par un cadeau du même genre.
La plupart du temps, les cadeaux de noce ne consistaient pas en argent liquide, mais plutôt en objets utiles et spécialement en denrées qui devaient être employées dans les repas. Comme il ne s'agissait pas seulement, dans ces joyeuses assemblées, de manger, mais aussi de boire, un cadeau particulièrement apprécié des époux était l'envoi d'une certaine quantité de vin. Pour de pareilles fêtes, qui réunissaient pendant plusieurs jours de nombreux convives, on avait besoin d'une quantité de vin respectable.
On doit évidemment s'appuyer, dans l'étude de cette question, sur les témoignages du temps passé, car la prohibition du vin édictée par Mahomet a modifié les coutumes des noces en ce qui concerne l'usage du vin. Les documents anciens réservent une place de choix aux cadeaux consistant en vin. Puisque le vin était principalement destiné aux hommes - on remarque que, dès cette époque, les femmes mettaient leur plaisir surtout dans les « belles toilettes » - , il allait de soi que c'étaient surtout les hommes qui apportaient volontiers à l'époux comme cadeau une cruche de vin. On reconnaissait justement un homme qui se rendait à une noce à ce qu'il portait à la main une cruche de vin. Dans les villes, cette participation gracieuse aux noces et aux funérailles avait donné lieu, dès avant la ruine de Jérusalem, à la formation d'«associations» particulières. Celles-ci se chargeaient de faire pour leurs membres les cadeaux imposés par l'usage. Plus tard, on établit la règle suivante :« Quand un homme se rend à une noce avec une bouteille vide à la main, il ne doit pas la remplir d'eau » et faire croire ainsi qu'il apporte du vin. Ceci était cependant permis, quand l'homme était membre d'une association comme celles dont nous venons de parler. Dans ce cas, il avait satisfait à ses obligations par l'intermédiaire de l'association.
Tous les invités n'arrivaient pas dès le premier soir; le cas était prévu dans les anciennes règles. Il y était prescrit de renouveler les paroles de bénédiction aux époux aussi souvent que de nouveaux invités arrivaient à la fête. Bien entendu, ces invités tard venus, comme par exemple Jésus à Cana, étaient tenus tout comme les autres de faire honneur d'un cadeau à l'époux. La seule différence qui pouvait tout au plus exister, c'est que les invités arrivant au début des noces présentaient, ainsi que cela se fait encore aujourd'hui, leurs cadeaux en commun comme une sorte d'hommage aux époux, tandis que les invités arrivant plus tard le faisaient chacun pour son compte.
Quand Jésus arriva, les noces étaient déjà commencées; il ne fut donc aussi invité avec ses disciples qu'après coup. L'époux n'eut pas, pour lui adresser cette invitation, à réfléchir ni à se poser de question. Jésus était, légalement parlant, «le maître» de la maison de Nazareth. Puisque l'on avait invité Marie, on devait aussi inviter Jésus, dès qu'on pourrait l'atteindre. Les disciples furent invités par considération pour Jésus et comme formant sa suite. Les usages voulaient donc que Jésus fît un cadeau à l'époux, non seulement en son nom personnel, mais aussi au nom de ses disciples. Puisqu'ils étaient arrivés tardivement et que la présentation solennelle des cadeaux avait déjà été faite, Jésus avait toute liberté d'offrir le sien quand il le voudrait. Mais on ne concevrait pas qu'il ait assisté avec ses disciples aux noces de ces pauvres gens sans leur faire un cadeau.
D'après les habitudes, Jésus aurait pu en définitive accepter lui-même l'invitation et renvoyer les disciples qui l'accompagnaient. Mais, dans la circonstance, cela n'était pas possible : Jésus n'apparaissait déjà plus comme un simple parent, mais comme le Messie accrédité par Jean et entouré des disciples qu'il avait solennellement choisis comme sa suite. Le cycle se complétait donc comme ceci : On devait inviter Jésus, parce que sa mère, Marie, était là; avec Jésus, on devait inviter ses disciples, parce qu'il les avait présentés comme formant la suite du Messie. Jésus était le centre de tous ces convives : il était le chef de la famille naturelle de Nazareth; il avait donc, dès que présent, à répondre pour elle ; il était le chef de la famille spirituelle des disciples, et il devait donc aussi répondre pour eux que les usages seraient observés. De plus, s'il voulait s'en tenir au cadeau habituellement apporté par les hommes à une noce, c'était du vin qu'il devait offrir.
Mais la situation se trouvait aussi changée du fait que Jésus apparaissait maintenant comme le Messie. Dès que la nouvelle se répandit que le Messie était là, beaucoup vinrent non pas tant, ou du moins uniquement, pour les époux, mais plutôt pour voir l'homme que Jean-Baptiste avait désigné comme étant le Messie. De même que les gens de Samarie devaient se rendre au puits de Jacob à la nouvelle apportée par la femme pour voir le Messie, les habitants du village se présentèrent aussi à la maison de l'époux. On pouvait donc dire que les hôtes de l'époux étaient aussi d'une certaine manière les hôtes de Jésus. Ainsi, en se manifestant comme le Messie, Jésus contribua à augmenter encore le nombre des hôtes.
La responsabilité du service incombait au «maître du festin». C'est ainsi que saint Jean nomme ce personnage. La plupart du temps c'était un parent ou un ami de l'époux, souvent les deux à la fois. Le maître du festin était chargé de l'ordonnance de toute la fête et avait à s'occuper tant des repas que de la boisson, car les femmes ne participaient pas en public à ces fonctions. Mais sa principale charge consistait à faire le mélange du vin. Le vin fort que produisait le pays n'était, en particulier, jamais bu sans addition d'eau.
Le maître du festin s'acquittait de ses fonctions avec conscience de sa dignité. En ces jours de fête, il était le maître d'hôtel. L'époux, qui planait pour ainsi dire sur les nuées de la fête, ne devait prendre part à aucune besogne vulgaire. L'habitude d'élire l'époux et l'épouse comme roi et reine de la fête traduisait d'une façon sensible cette idée. L'époux devait donc désigner avant la noce au maître du festin les provisions de denrées et de boisson destinées aux invités.
Quand le maître du festin avait quelque déconvenue, il devait, s'il était homme de tact, s'adresser d'abord aux parents de l'époux et non à celui-ci en personne, tout comme, s'il vient à manquer quelque chose au cours du repas de première messe, ce n'est pas au nouveau prêtre que l'on a recours pour sortir d'embarras. Lorsque le vin manqua aux noces de Cana, le maître du festin n'en dit rien à l'époux; comme le montre le récit, celui-ci fut l'un des derniers à le savoir.
Le maître du festin avait sous ses ordres des valets et des femmes de service.
Saint Jean désigne, dans ce passage, les valets sous le nom de « diacres ». L'expression doit être prise ici dans son sens primitif : «ceux qui servaient à table». Le même mot réapparaît dans l'évangile de saint Jean quand celui-ci raconte que Marthe «servait» Jésus.Ce «service» de Marthe consistait à préparer les aliments et à présenter les mets préparés. Il faut supposer de même que les serveurs, aux noces de Cana, ne se contentaient pas de verser le vin, mais qu'ils apportaient aussi les plats et qu'ils s'acquittaient en général de tout ce qui intéressait le service des hôtes.
Une famille de condition modeste ne disposait pas naturellement de «serviteurs » particuliers ni même d'esclaves. A l'occasion des noces, c'étaient donc les hommes, parents de l'époux et de l'épouse, qui assumaient ces fonctions honorifiques. En choisissant le mot «diacres», saint Jean veut peut-être laisser entendre qu'il ne s'agissait pas de serviteurs de profession, ni de valets particuliers, ni même d'esclaves. Cette circonstance n'est pas sans importance dans les événements qui survinrent aux noces de Cana. Si les serveurs appartenaient à la parenté des époux, Marie ne les connaissait pas seulement depuis le début des préparatifs de la noce, mais elle était aussi en relation avec eux comme parente. De leur côté, les serveurs étaient d'autant plus disposés à obéir aux instructions de Marie et à un ordre de Jésus.
La préparation des repas était dans le pays l'affaire des femmes. Ce ne fut que plus tard que, dans les villes, les associations désignées plus haut commandèrent le repas à l’hôtel comme cela se fait chez nous. Les femmes de la parenté qui venaient aux noces avaient à s'occuper avant tout d'aider à la cuisine. C'était une affaire qui allait de soi et même leur participation à la fête consistait justement dans cette collaboration aux préparatifs. Plus une femme avait d'âge, plus elle était expérimentée dans ces questions et plus elle était à même d'exercer ce rôle. De plus, pour une veuve qui voulait garder la réserve conforme à son état, il n'y avait pas d'autre moyen de prendre part à la célébration d'une noce. C'était donc la position de Marie à Cana.
Les images représentant les noces de Cana commettent souvent l'erreur de peindre Marie sous les traits d'une femme encore jeune qui aurait pu être la soeur de Jésus plutôt que sa mère. Marie approchait cependant alors de la cinquantaine. Elle apparaissait donc aux yeux des hommes comme une femme d'âge qui a déjà une bonne partie de sa vie derrière elle. Parmi les femmes qui aidaient pendant ces jours de noces, elle était l'une des plus âgées. C'était donc à elle, comme à d'autres du même âge, qu'il appartenait de donner des instructions pour le travail aux plus jeunes, aux jeunes filles. De plus, ces femmes d'âge mûr devaient demeurer en rapport avec les serviteurs; ceux-ci étaient tenus d'aider aussi bien les femmes que le maître du festin. Marie, ayant à régler les repas, se trouvait ainsi en rapport, dès avant l'arrivée de Jésus, avec les serviteurs.
Encore un mot sur le nombre des invités.
Le nombre des invités était en rapport avec l'importance de la parenté des époux et avec l'importance de la localité où se célébrait la noce. Pour Cana, on peut se faire une idée au moins approximative en partant de certaines données fournies par l'Évangile notamment de la quantité de vin que procura Jésus par son miracle. Les six urnes contenaient en chiffre rond 500 litres de vin. Jésus n'arriva, il est vrai, qu'une fois la noce commencée. Supposons donc, pour plus de simplicité, que l'on ait préparé 500 litres de vin pour une noce. Combien d'invités pouvait-on attendre sans inquiétude avec cette quantité ? La noce durait plusieurs jours, très souvent sept jours. Les 500 litres de vin supposaient donc une consommation d'environ 70 litres par jour. Les invités de l'extérieur restaient la plupart du temps les sept jours et devaient être largement pourvus de vin pendant cette durée. Compter 1 litre de vin par jour pour chacun de ces hôtes n'est pas exagéré. Les voisins et les habitants de la localité allaient et venaient; il faut donc tenir compte pour eux aussi de 1/2 litre à 1 litre par tête. Il en résulte que pour une noce célébrée selon les usages de l'antique Orient, 500 litres de vin suffisaient pour une réunion de 80 à 120 invités. Les femmes consommaient moins que les hommes; mais il y avait certainement aussi des hommes qui, sans faire d'excès, absorbaient une quantité supérieure à la moyenne. Ce n'est là qu'une supputation, mais qui fournit cependant une base sérieuse pour se représenter la scène de Cana.